Par Lwanga Kakule
Le père Elio Farronato n’aime pas qu’on le vouvoie, il préfère qu’on le tutoie. «C’est plus fraternel», justifie-t-il. Agé de 80 ans, le 11juillet 2020, il a inauguré le Jubilé d’Or de son ordination sacerdotale, «signe de l’amour de Dieu » pour lui, malgré ses «faiblesses», a-t-il partagé dans son homélie. Arrivé en RD Congo en 1971, il confesse qu’il a été bénéficiaire de l’amour du peuple congolais, avec lequel il a partagé 45 ans de sa vie, et il se sent heureux de donner sa vie pour ses «frères» durant ces années. Témoin de l’histoire de la RD Congo, pays aux vissicitudes politiques, sociales, économiques, etc., il se réjouit des transformations du peuple congolais, spécialement de sa progressive prise de conscience pour prendre son destin en main et améliorer ses conditions de vie.
Qu’est-ce qui t’avait attiré chez les missionnaires comboniens?
L’enthousiasme des comboniens pour la mission m’avait captivé; je sentais en eux la passion pour l’Afrique. Leur amour et respect pour l’Afrique et les africains m’ont marqué. En plus, mon frère Lorenzo Farronato était déjà entré chez eux. A l’école technique où j’avais étudié –qui était gérée par les Salésiens de Don Bosco-, j’avais manifesté mon désir d’être missionnaire. Les religieux voulaient que j’entre dans leur congrégation, mais je ne voulais pas abandonner mon désir d’être combonien, tellement il était profond.
Avais-tu déjà entendu parler de l’Afrique avant de venir y vivre?
Dès l’enfance -déjà à l’âge de neuf ans-, j’avais dans mon cœur le projet d’être missionnaire en Afrique. En fait, à la maison nous étions abonnés à la revue de l’Enfance Missionnaire “ Il Piccolo Missionario ” -le Petit Missionnaire, en italien-, publiée par les comboniens de l’Italie. Les histoires qu’on nous racontait dans cette revue sur l’Afrique nourrissaient mon cœur d’enfant et me préparaient à la mission.
En plus de cela, dans les maisons de formation, nous respirions l’Afrique et nous y cultivions l’enthousiasme pour la mission. Nos formateurs étaient des exemples de vie donnée pour la mission; ils nous partageaient leurs expériences missionnaires. De cette manière, ils nous transmettaient la passion pour l’Afrique. Les médias italiens ne parlaient pas du tout de ce continent; contrairement aux français et aux belges, qui étaient plus ouverts à l’Afrique.
Quels souvenirs te sont restés gravés des premières rencontres avec les congolais en 1971?
J’avais atterri à Kinshasa le 20 mars 1971 à 2h00 du matin. Dans l’avion, l’ambiance était européenne; mais, au sortir, une bouffée d’air chaud et humide m’avait frappé. J’avais vu les noirs qui remuaient, en activité, autour de l’avion. Devant cette nouveauté, je me suis dit: « Ça y est, je suis en Afrique ». J’étais seul, personne ne m’attendait à l’aéroport –en fait, les comboniens ne s’étaient pas encore installés à Kinshasa- et parmi les cris et la confusion, quelqu’un m’avait indiqué un taxi; vite le taximan avait pris mes bagages et nous sommes partis pour la procure. En route, sous l’obscurité de cette nuit, de mauvaises pensées m’envahirent:« Je suis seul dans ce taxi, personne qui m’attend. Et si le chauffeur et son ami me ravissent les bagages… ? ». Au contraire, nous étions bien arrivés à la procure où j’étais logé quelques jours. Après, j’avais continué ma route pour Isiro, où mon frère Lorenzo m’attendait. J’avais passé trois mois avec lui; pendant ce temps, je commençais à entrer dans la nouvelle culture et à apprendre le lingala. Je me rappelle que j’apprenais beaucoup avec les enfants et que la rencontre de sympathie et d’amitié avec les petits était belle et fascinante.
Le 13 juin, j’étais arrivé à ma première mission, à Ndedu, parmi les Azande; et à la fin du mois, je commençais déjà la visite aux chapelles. Je partais le mardi et je rentrais le dimanche. Étant donné que le public était différent, chaque jour, je préparais une seule homélie, que j’enrichissais chaque soir avec les anciennes. À la fin, à la chapelle centrale, j’arrivais, préparé pour une homélie en bon lingala et animée par des exemples de la vie quotidienne.
Je me souviens de la visite à une chapelle, où nous étions arrivés à pied, car il n’y avait pas de routes. Après la messe, j’étais habitué à visiter les malades chez eux. Ce jour, comme le catéchiste m’avait dit que les malades vivaient proches, j’avais insisté pour les visiter directement après la messe. A ma grande surprise, pour atteindre le premier malade, on avait marché deux heures et demie dans la forêt. Je l’avais baptisé après une petite catéchèse; c’était une découverte bouleversante.
Tu as 80 ans, et tu as vécu plus de la moitié de ta vie (45 ans) en RD Congo. Quelles sont les joies que tu as expérimentées dans ta mission ?
La joie de la fraternité et de sentir qu’en Jésus nous sommes tous frères. J’ai vécu cela avec les confrères blancs et noirs et avec des collaborateurs laïcs, hommes et femmes. Je dois confesser qu’ils m’ont beaucoup aidé à travers leur affection fraternelle et qu’ils m’ont évité pas mal d’erreurs à travers leurs sages conseils.
Dans les années 90, sur les routes de Kinshasa, quand on m’appelait ‘mondele’ (le blanc), je répondais ‘moindo’ (le noir). Avec le temps, j’avais compris que Dieu est notre père et que nous sommes tous frères. C’est pourquoi, quand les motards d’Isiro m’appelaient ‘mondele’, j’étais heureux de leur répondre ‘ndeko’ (frère), jusqu’à ce qu’eux aussi commençaient à m’appeler ‘ndeko’ avec une joie réciproque. Par ce petit mot, j’étais devenu leur frère. Dans toutes les missions où j’ai vécu, je me suis senti bien accueilli, compris et aimé dans une joyeuse fraternité.
Et les difficultés ?
Je les ai rencontrées en communauté où j’ai été témoin du manque de fraternité: L’une de mes expériences fut quand entre le supérieur et un confrère de la communauté -qui étaient tous deux de bons missionnaires d’ailleurs, très zélés et généreux-, il n’y avait pas d’entente. C’était pénible, car entre les deux il n’y avait pas d’affection, sinon la méfiance continue. Quelques fois leurs incompréhensions me troublaient le sommeil.
L’autre expérience difficile fut vécue dans la mission de Bambilo, située à 700km de Kisangani. Les premiers mois, c’était très difficile pour moi de m’adapter. En fait, nous manquions de tout. Nous avions une maison en ‘potopoto’, fréquentée par les souris, qui se baladaient comme chez eux. Dans la cours et tout autour, nous voyions régulièrement des serpents, les termites nous rongeaient les habits. Il y avait aussi de grandes difficultés pour trouver de la nourriture; en plus des routes pénibles pour y arriver, l’unique voie de communication était la lettre, qui tardait des mois pour arriver à destination et des mois pour que nous recevions la réponse. Je suis passé par ces expériences de souffrances, mais dans la sérénité, car j’avais compris qu’elles font partie de la vie missionnaire que j’ai librement choisie.
Tu as été certainement témoin des changements sociaux dans ce pays. Quels sont les plus significatifs pour toi?
J’ai vu se dégrader le système économique et social, sanitaire, les routes, surtout à l’intérieur du pays; mais aussi je suis témoin de la croissance du peuple congolais, sa capacité de s’organiser, et même d’exiger que les autorités travaillent pour le bien-être du peuple. Au temps de Mobutu, tout le monde, même les intellectuels, -excepté une petite poignée-, gobaient sans critique tout ce que dictait le chef. Maintenant le peuple a le courage de s’exprimer et de contester ouvertement ce que dit ou fait l’autorité. Le peuple est maintenant conscient qu’il souffre à cause de la méconduite de ses autorités. C’est pourquoi il ne baisse pas les bras; au contraire, il répond par des actions civiques mûres et efficaces. Je suis content de voir aujourd’hui que le peuple congolais a grandi en conscience et en capacité de résilience.
Tu es aussi témoin du cheminement de l’Église du Congo. Quels sont les aspects les plus significatifs de ce cheminement pour toi comme missionnaire?
D’abord visuels. Quand je suis arrivé au Congo, aux célébrations eucharistiques, autour de l’autel, je ne voyais que des missionnaires blancs et quelque rares prêtres congolais. Maintenant c’est le contraire. Par exemple, notre province combonienne était en majorité composée des italiens; aujourd’hui, la majorité de ses membres sont des congolais. J’imagine que Comboni, en voyant cela, se réjouit au ciel.
J’ai été, pendant sept ans, recteur du sanctuaire d’Anuarite à Isiro, un lieu privilégié de rencontre et de foi profonde pour nos mamans et nos papas. Certaines personnes m’ont marqué par leur témoignage de foi; avec d’autres, j’ai tissé des rapports de grande amitié, de fraternité et de confiance. Je me rappelle des catéchistes Mbelenge et Simon, de Nangazizi (Isiro). Nous avons travaillé ensemble pendant dix ans dans l’harmonie, l’estime et la fraternité. Je leur dois beaucoup pour leur sagesse et sincérité. J’ai rencontré dans les mamans de vraies mère et sœurs. Elles savent voir des choses que nous, les hommes, ne voyons pas. Leurs conseils et admonitions ainsi que leur amitié sincère a toujours été pour moi un don de Dieu.
Ici à Kinshasa, je continue de rencontrer des témoignages édifiants, des personnes consacrées et laïcs, des âmes vraiment amoureuses de Jésus. Comboni nous pousse maintenant à aller de l’avant. Sont nombreux les témoignages des hommes et femmes de ce pays qui nous disent clairement que nous avons des saints inconnus parmi nous. Je crois que c’est le moment pour l’Afrique de porter l’Évangile au monde.
Malgré tes 80 ans, je te vois encore très vigoureux. Que t’inspire ce passage du psaume 91,15 : «Vieillissant, il fructifie encore, il garde sa sève et sa verdeur. » ?
Je sais que je suis presqu’à la fin de ma course. Maintenant, je cherche à me corriger avant qu’il soit trop tard. C’est pour cela peut-être que le Seigneur me donne encore plus d’occasions pour aider, pour réconforter les cœurs troublés et les âmes en peine. Jamais, comme ici à Bibwa, je n’ai rencontré autant de personnes qui viennent chez moi pour un réconfort de foi et non pour demander de l’aide matérielle. Je remercie le Seigneur pour tout le bien qu’il me donne d’accomplir. Ma vieillesse est un don merveilleux de joie; je peux vous rassurer que mes années n’ont pas été “ peine et misère ” (Ps 89); mais une histoire pleine d’expériences d’amour et de joie, car je suis convaincu qu’il y a plus de joie à donner qu’à recevoir (Actes 20,35).
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